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L'art n'était qu'un substitut pour Internet

(10 minutes de lecture)

La biennale Wrong, est un événement consacré exclusivement à l'art en ligne et cette caractéristique à elle seule le rend très pertinent. Pour cette cinquième édition, j'ai invité des artistes qui, selon moi, sont convaincus qu'internet, et ce qu'il leur fournit, est de l'art et pour qui les réseaux ont été essentiels au développement de leur pensée et de leurs oeuvres.

Pour plusieurs, internet fait partie du quotidien : on y vérifie nos comptes de médias sociaux, on écoute des podcasts ou de la musique et on le consulte y trouver de la documentation. Tout artiste visuel vivant qui est conscient des ressources illimitées offertes par le biais des réseaux de communication est influencé par internet. Plusieurs d’entre eux associent une grande partie de leur processus créateur à internet.

Cette exposition est un lieu où l'art peut être ludique et stimulant. Je crois qu’au moins une partie d'une d'exposition en ligne devrait être interactive, par exemple, une page d'accueil permettant de faire défiler une œuvre d’art, d’en changer la taille et la perspective ou d’inviter le spectateur à explorer davantage une œuvre particulière par le biais de liens intégrés.

La déclaration de l'artiste Vuk Ćosić « L'art n'était qu'un substitut pour Internet » reflète qu'en 1997, internet était un lieu magique où un genre d'art pouvait exister en dehors des institutions établies et où les artistes pouvaient travailler peu importe où il se trouve sur la planète, et ce, sans perdre sa pertinence. Ses mots suggéraient que les réseaux informatiques et l'art étaient synonymes.

Au cours de mes études universitaires, un professeur a écrit avec assurance sur son tableau noir : « L'art est une idée manifestée à travers un médium ». Cette phrase, enracinée dans les théories de formalisme dans les arts plastiques des années soixante, me semblait anodine et est devenue, pour moi, la définition de l’art. Quelques années plus tard, je suis tombé sur la phrase : « L'art n'était qu'un substitut pour Internet ». Les mots de M. Ćosić remettaient en question tout ce que je pensais que je savais de l’art. Internet est à la fois une idée et un support plastique. Qu'est-ce qu'un substitut ? C'est une chose qui agit ou sert à la place d'une autre. Des mots comme contrefaçon, pseudo, improvisé, agissant, proxy ou imposture sont associés à « substitut », une description parfaite d'un système qui ne s'adresse qu'à lui-même à travers des champs interreliés de production matérielle, d'institutionnalisation et de marchandisation.

M. Ćosić, réfléchissant à ses déclarations, a affirmé que pour les artistes visuels, internet était initialement un lieu d'échanges authentiques de sentiments, de sens et d'idées avec un nombre limité de personnes qui comprenaient réellement les implications sociales des réseaux électroniques Les discussions qui se passaient entre ces artistes d'internet étaient à la fois en matière de création artistique et mais aussi à propos de leur vie sociale et les amitiés établies au long du processus d’interaction en ligne. Les artistes se sont entretenus avec d’autres artistes et d'autres personnes véritablement intéressées par le dialogue et les débats en ligne. La technique a certainement été discutée, mais aussi l'identité, la société en général, la politique et une myriade d'autres sujets qui ont été affichés sur les tableaux comme Nettime. Internet est une forme de communication universelle et l'art est une forme de communication universelle. Il est donc devenu évident que de faire de l'art sans reconnaître internet en tant que matériau et médium constitue un ananchronisme.

Les artistes ont toujours été libres de travailler en dehors des hiérarchies académiques établies et du monde des arts, mais c'est difficile et ils peuvent se sentir seuls dans un environnement généralisé de consommation et de divertissement. Ceux qui travaillent et exposent leurs œuvres d’art sur internet se sentent parfois exclus de la scène des galeries, leur travail étant perçu comme un spectacle au second plan anodin. La reconnaissance par les institutions et les commissaires d'exposition de l’art internet comme un complément aux anciens médias tels que le cinéma, la performance ou la vidéo est exaspérante pour les créateurs en ligne, mais ils continuent tout de même d'innover tout comme le fait internet. Les artistes ont d'abord produit du contenu en ligne attiré par leur fascination avec le codage et le réseautage. Dès le début des technologies de communications électroniques, l'art internet était interactif et performatif. Puis le matériel s'est rapidement développé pour accueillir de nouveaux appareils informatiques et logiciels d'exploitation exclusifs et le codage s’est transformé en activité professionnelle. Quand le contenu internet a commencé à être vendu davantage comme un produit pour la consommation générale, les artistes en ligne se sont soudaiement mis à exploiter ces réseaux sociaux commerciaux comme matière pour alimenter l’art. Les sites internet sociaux ont fusionné, évolué ou disparu et l'art sur internet a évolué. Plus récemment, grâce au marché des jetons non fongibles, l'art est fusionné avec des objets virtuels générateurs de devises qui reflètent la durée d'attention et la vitesse d'une génération qui a grandi avec internet. Ce dernier produit de l'argent et en est. La culture et la monnaie deviennent la même chose et tout à coup, l'art sur internet devient intéressant pour les domaines traditionnels de la production et de la diffusion d’art. Pourtant, un tel art demeure subversif dans la mentalité des systèmes socioculturels orthodoxes. De nombreuses caractéristiques qui ont défini les premières manifestations de net-art, telles que l'indépendance vis-à-vis au monde de l'art, la capacité de travailler sans se sentir marginalisé et de pouvoir s'adresser à un public plus large demeurent une préoccupation pour de nombreux artistes de cette exposition. L'art produit électroniquement sur internet défini, imite et crée dans l'espace virtuel en utilisant ses propres moyens esthétiques, techniques et matériels. Il peut également exister confortablement en dehors des lieux d'art traditionnels. En même temps, l'art internet est très influent dans les lieux d'art conventionnels; historiquement, l'art en ligne est confortablement associé à l'art conceptuel.

Les artistes travaillant sur internet essaient d'avoir autant d'interactivité et de la collaboration avec le spectateur que possible. Ces créateurs utilisent à la fois des moyens traditionnels et plus récents afin de les solliciter. Les œuvres basées sur le code invitent à une interaction directe avec la machine elle-même qui réorganise ensuite l'interface utilisateur pour produire une nouvelle expérience visuelle générée par ordinateur. Il existe des œuvres d’art qui font référence à leur origine d'une machine à leur destination en tant que code machine en forme d'une chaîne de blocs. Dans d'autres œuvres, le spectateur est l’invité privilégié dans un monde privé qui sert comme un commentaire ou contraste au paysage commercial des vedettes et des influenceurs en utilisant les mêmes méthodes exploitées par des intérêts mercantiles, comme le piège à clics. Les médias sociaux en tant qu'un support publicitaire sont inversés et la publicité devient la rhétorique convertie en œuvre d'art afin d’être compris d’une manière critique. Les artistes en ligne utilisent également le langage et l'attrait de la culture du jeu vidéo. Le code et l'esthétique du jeu sont redéfinis comme objets d'art qui mutent grâce à la participation du spectateur.

Certains artistes se servent des concepts fondamentaux de l'expression plastique et utilisent la couleur comme voie d'interaction avec l'œuvre d'art. Le spectateur est invité à quitter son espace informatique privé pour visiter de nouveaux lieux et vivre de nouvelles expériences grâce à des méthodes, comme le codage ou les liens, placées par l'artiste. L'écran d'ordinateur devient à la fois un miroir et un récepteur. Ce processus concerne l'intersubjectif, c'est-à-dire s'impliquer mutuellement dans la communication et expérimenter une sorte de basculement physique : échanger les corps, penser, converser, lire simultanément les pensées exprimées par l’interlocuteur. Le monde que nous voyons sur un écran d'ordinateur est une performance conceptuelle reflétée à travers des œuvres qui interagissent avec une abondance de sons et d'images où la cacophonie elle-même devient le sujet.

Plusieurs projets de l'exposition utilisent des techniques cinématographiques pour parler de notre rapport aux écrans. Toutefois, l’écran de cinéma habituel est interrompu par des sons et des images tirés directement de l'activité de furetage sur le Web, transformant l'expérience cinématographique ou la comparant à l'intimité d'un écran d’ordinateur chez soi. Les sous-titres, textes, étiquettes et images deviennent autoréférentiels, reflétant le caractère aléatoire d'internet ou relatant la fascination de l'artiste pour l'écran en tant qu'abstraction de la vie contemporaine.

La narration dans les arts basés sur le temps tel que la vidéo a évolué en de brefs moments en boucle d’une image gif animé. Cela a entraîné une repensée de l'esthétique cinématographique et une prise de conscience de notre relation corporelle avec les appareils informatiques. Des images gifs animées sont techniquement difficiles à créer, car ils sont obligés de respecter les limites de la taille des fichiers destinés pour internet. Ils apparaissent sous la forme de vidéos, de gifs animés ou de récits visuels qui deviennent un véhicule parfait pour exprimer des opinions d’une manière concise. Ces petits fichiers mélangent des images prises sur le Web, font référencent à l’aspect généré par les logiciels utilisés pour leur production ou sont simplement des objets esthétiques qui peuvent être librement affichés, manipulés ou redistribués.

Tant que nous utilisons internet, le besoin d’expositions telles que l'art n'était qu'un substitut pour Internet demeure, car le réseau interconnecté doit toujours rester un champ ouvert pour l’évolution de langage de l'art. Quand les institutions et les académies sont absentes, il n'y a pas de paramètres. La navigation sur internet est un autre type d'existence. Internet est l'esprit de la société, sans corps, sans début, sans fin. Internet est une potentialité fluide à partir de laquelle les esprits créateurs accèdent à une vaste étendue où les frontières sont inexistantes et où des modes d'expression peuvent naître.

Le monde de l'art est également subordonné à la discontinuité et aux transformations soudaines que la technique des réseaux électroniques initie. Bien que certaines institutions aient essayé de s'adapter, la forme virtuelle que prend l'art sur internet est problématique dans les structures physiques et conceptuelles existantes des galeries, du marché et des musées. Les espaces d’exposition d'arts traditionnels ont tendance à présenter des exemples d’art qui abordent une polémique hautement théorique et présentent souvent des façons habiles par lesquelles les artistes invités soutiennent une hypothèse de conservation particulière basée sur des normes institutionnelles. L’aspect pratique de la conservation dicte que les thèmes s'intègrent invariablement dans des modèles préétablis d'objets matériels.

L'art est une expression continue des humains qui sert à raconter le monde et internet est une partie essentielle de notre réalité. Il ne peut pas être ignoré, car il décrit le monde comme il est; en tant que tel, il n'est plus un sujet matériel, car il est partie intégrante de la perception et du langage.

 

Andres Manniste, commissaire, Montréal, 2021

 


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